Léviathan

By Vagabonde. - samedi, mai 13, 2017


Il s'arrêta et s'appuya au mur d'une maison. Puisque le passé lui donnait de telles garanties d'infortunes pour plus tard, quel bien espérait-il de l'avenir ? Pourquoi se dire que dans un an, dans deux ans, il serait peut-être heureux ? n'était-il pas tout aussi niais que jadis, lorsqu'il attendait qu'un généreux destin lui prodiguât la joie ? Et dans dix ans, quinze ans, vieux et déçu, ne gémirait-il pas comme aujourd'hui de sa naïveté d'autrefois ?
Julien Green fut inconnu pour moi jusqu’au jour où j’ai pris ce livre d’une poigne tremblante, le titre invoque le nom d’un démon, celui-là même qui causera la fin du monde, terré au fond des mers, affamé de toutes ces âmes déchues, en perdition. Léviathan c’est la passion humaine, la folie meurtrière et passionnelle, c’est un échiquier qui dépose ses pions désespérés sur un terrain terrible, puissant, un amour jamais vaincu qui arrache les ailes de l’homme et de la femme. Plusieurs personnages se bousculent dans une mascarade paysanne, surtout les personnages comme le lecteur ressentent ces sensations en négatifs, ces sentiments pernicieux, vicieux. Le ver est dans la pomme, l’écrivain dans un talent presque obscène tellement les pages foisonnent de richesses annonce la couleur noirâtre de cette histoire d’amour qui n’en est pas, Eros et Thanatos se dessinent en conquérant.
L’existence chez l’écrivain ne semble pas douce, elle s’habille de tulles noires et de coton gris, jamais le rose ni le vert de l’espoir se colorera entre les pages ; lecteur, si tu cherches un roman où la fin chantonne tu ne te trouves pas sur le bon sentier. Tu traverseras plutôt un chantier de ronces, des épines sur tes pieds, le visage arraché. Les personnages démunis crient famine, chacun possède son caractère pervers, je pense d’ailleurs à cette vieille femme aigrie, décrite comme une matrone, hurlant et maltraitant les clients, ivre de son pouvoir car, en réalité, elle sait qu’elle n’en a aucun. Ils sont noyés dans leur solitude, dans leurs choix misérables, dans leur regret aussi, rien n’est pire qu’un regret qui serre le battant, l’enserrant dans ses pattes griffues à écraser une joie qui aurait pu exister s’ils n’étaient pas si avachis dans leur colère. L’horreur ne se résume pas dans les gestes, l’horreur s’esquisse dans les frustrations, les névroses, les non-dits, les espoirs vains, les jeux de séduction, de coquetterie. Pas de manichéisme, les personnages sont logés à la même enseigne, elle clignote, elle jure : ils se ressemblent dans leur tristesse. De la riche au professeur, de la lavandière à la cantinière. L’ambiance alors devient oppressante, la respiration se fait par saccade, ce fut impossible de juger, j’ai eu une larme quelques fois, pétrifiée par tant de douleur. Quand la vie n’offre rien, rien n’est à perdre. Ce roman cogne par sa cruauté, les dépressifs n’y sont pas invités. Le bon dans l’être humain n’offre qu’un morceau facilement oublié, mangé par les intérêts de chacun. On comprend, on pardonne, l’auteur dévoile, exhibe ses créations de papier qui bougent, hurlent, s’égratignent à la paroi de la sensibilité. Une fresque humaine est peinte dans sa fragilité la plus sévère, nous ne sommes qu’humain après tout, cela implique une vulnérabilité extrême.
L’amour paraît l’un des sujets les plus courant en littérature, dans tous les champs artistiques, dans notre vie, chez l’être humain, l’amour c’est ce sentiment qui fascine, à la fois beau, juste, mais aussi ignoble et corrosif. Ici, on court vers la tragédie provinciale où l’adoration, la dévotion, l’affection s’ancrent comme autant de fléau, insupportable. Le malsain rit, s’incruste dans le cœur de cette demoiselle belle comme une lys de printemps, cette gamine vendant ses charmes, obligée pour survivre, la naïveté tâche sa psyché d’une couleur fade, mais elle est aimée, d’une mauvaise manière dont elle ne se rend pas compte. Lui est cet être de plâtre, empêtré dans un mariage qui ne lui convient pas, dans un obscur tunnel où la vie semble vaine. Il ne survit que grâce à la vision flamboyante de cette Angèle. Elle ne l’apprécie pas, ne lui offrira jamais son myocarde, elle adore pourtant être aimée car elle a besoin de ça pour exister. L’une des motivations principales de l’Homme c’est cette affaire de reconnaissance, de pouvoir se voir dans les yeux d’autrui. Elle abuse de lui, pauvre homme qui se coule lentement, doucement, dans une pépinière de souffrance qui aboutira au drame. L’estime reste ce transport qui pourfend ou qui baume le cœur. Il se transforme en obsession, en jalousie alors que la fillette ne lui a rien dit, le tombeau de la beauté saccagée se barbouillera sur son visage autrefois angélique. Hitchcock aborde les mêmes pensées, le vice entraîne souvent la punition non méritée. Ce passage intense m’a engouffré pendant un certain temps dans le mutisme du choc, inconsciemment j’étais témoin de cette jeune envolée que je n’appréciais pas particulièrement, les mots me manquent pour expliciter clairement, mais aucun des deux n’est coupable. Et le professeur m’émeut toujours quand je pense à cette scène foudroyante.
Il lui semblait comprendre tout à coup que la vie n'était pas généreuse deux fois, que le peu qu'elle donnait, il fallait le saisir avidement. Et son imagination assombrie lui représentait la vie comme un être capricieux et terrible, un tyran avec qui il n'était pas sage de discuter.
De passages traumatisants il y en a pléthore, cette manière sadique de l’écrivain augmente les sensations du lecteur, j’ai été choquée, bouleversée, non de colère ou de déception simplement triste, mélancolique, la tête de biais versé sur les pluies torrentielles des propres émotions des personnages. Ils sont vivants, ils frôlent la vie dans notre imagination, prennent une place incommensurable pendant quelques jours, jusqu’à refermer le roman, un souffle de soulagement. Car parfois c’est trop. Trop de sensation d’un coup, l’ouvrage est impitoyable, il nous traîne dans une bourbe que l’on ne lâche pas, impossible. Car il nous parle, il secoue notre intériorité, nous fait réfléchir sur notre passé, sur notre état d’esprit. Il ne fut pas un coup de cœur mais un coup au cœur. Il ne fut pas une découverte mais un cataclysme sur ma sensibilité. Au final je les ai tous aimé et détesté en même temps, au final Léviathan est universel, profond, il respire un air de sauvagerie passionnelle.

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